24/01/2015
Le temps des humiliés
Dans son dernier ouvrage, paru cette année, « Le temps des humiliés. Pathologie des relations internationales », Bertrand Badie opère une critique acerbe du fonctionnement des relations internationales contemporaines, affirmant que celles-ci sont façonnées par une humiliation systématique.
Qui ne se souvient pas des images montrant en 1998 l’ex-président indonésien Suharto signant, à la manière d’une reddition, le plan de rigueur imposé par le FMI ? Et derrière lui Michel Camdessus le dominant de sa stature ? Tout dans l’attitude de ce dernier semblait humiliant explique M. Badie, politologue français réputé et théoricien des relations internationales. Il estime que de tous temps l’humiliation a fait partie intégrante des relations entre Etats, et que la modernité n’y a rien changé. Bien au contraire, « le jeu de concurrence et d’individualisation qui affecte de plus en plus les rapports sociaux accélère et dramatise tous ces penchants ». Les exemples sont nombreux. A travers une première partie historique et richement documentée, l’auteur analyse divers événements conflictuels, marqués par le rabaissement de certains Etats par les grandes puissances : l’expédition punitive menée par le Royaume-Uni contre la Chine en 1840 (Guerre de l’opium), le dépeçage de l’Empire ottoman, l’intervention française au Mali…etc. « Incontestablement, l’idée s’impose et, dans sa diversité, l’humiliation devient un paramètre des relations internationales », affirme M. Badie dont l’objectif (réussi) est de montrer comment un système international génère de l’humiliation et provoque ainsi l’émergence de diplomaties réactives (les cas de l’Iran et de la Corée du nord constituent des exemples édifiants). La seconde partie du livre analyse l’humiliation dans sa forme actuelle, tandis que la troisième évalue les réactions périlleuses qu’entraîne l’humiliation. Ces trois volets ont pour but de nous faire « comprendre […] les impasses actuelles de la vie internationale, irréductibles aux catégories classiques de la science politique ».
C’est rappeler ici que M. Badie critique le système international actuel mais également les théories qui l’expliquent, en l’occurrence le courant néo-réaliste (né aux Etats-Unis), dominant, et qui considère que les intérêts des Etats et la quête de puissance sont les seuls variables explicatives des relations internationales. L’auteur martèle justement que le monde est devenu bien plus complexe depuis la fin de la Guerre froide et que la mondialisation a entraîné l’émergence d’acteurs non-étatiques qui viennent perturber le jeu international. Car si l’humiliation entraîne quatre types de diplomaties inédits de la part des Etats humiliés (revancharde ; souverainiste ; contestataire ; déviante), elle tend également à former un « anti-système » dans lequel les sociétés opprimées se rebellent (Printemps arabe) et les acteurs transnationaux ont la part du lion. La prééminence du Hezbollah au Liban et la marche apocalyptique de l’Etat islamique lui donneraient-ils raison ?S’il est trop tôt encore pour affirmer que les acteurs non-étatiques constituent un élément cardinal des relations internationales, la réflexion de M. Badie a toutefois le mérite d’ouvrir nos horizons quant à nos perceptions du système international. Celui-ci ne peut plus être vu comme une simple joute entre Etats rivaux. L’autre satisfaction concernant ce livre est qu’il est très accessible.
Autant vous aurez envie de prendre un anxiolytique après la lecture de certains ouvrages de l’auteur (La fin des territoires, 1992), tant les concepts expliqués nécessitent des connaissances préalables, autant vous lirez celui-ci sans déplaisir, tant l’explication est fluide et adressée à un large public. Fossoyeur de la dictature de la pensée, Bertrand Badie démocratise ici la compréhension des relations internationales. Et c’est une excellente nouvelle. J. N
Bertrand Badie, Le temps des humiliés. Pathologie des relations internationales, Odile Jacob, 2014, 249 p.
20:12 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : bertrand badie, relations internationales, le temps des humiliés