23/12/2024
Comment le peuple juif fut inventé
"Une nation [...] est un groupe de personnes unies par une erreur commune sur leurs ancêtres et une aversion commune envers leurs voisins." Karl W. Deutsch, Le Nationalisme et ses alternatives, 1969 (cité par l'auteur p. 19). Rappelons dans ce sens que les mouvements nationaux du XIXe siècle (notamment le Printemps des peuples en 1848), nés dans ce foisonnement d'idéologies naissantes et de toutes sortes, étaient à la base quelque chose de "positif" puisqu'il s'agissait, après tout, de libérer le peuple, la "nation" de l'asservissement des empires. "L'idée nationale est devenue, avec l'aide des historiens, une idéologie optimiste par nature. De là, notamment, vient son succès" (p. 131).
Critique acerbe de la politique israélienne et plus précisément de l'historiographie de l'Etat d'Israël, sans être antisioniste pour antant (se considérant "post-sioniste"), Shlomo Sand décortique cette historiographie avec une érudition méticuleuse afin de démontrer sa nature factice et plus précisément "l'invention du peuple juif", c'est-à-dire la transformation d'un groupe religieux en groupe national et ce, afin de justifier la main-mise juive puis israélienne sur la totalité du territoire qui était palestinien à la base. Dans un style similaire, le sociologue français Etienne Copeaux avait analysé et démonté l'historiographie turque et sa fabrication de mythes - sous la houlette de Mustafa Kemal Atatürk - afin de justifier la conquête de certains espaces (l'Anatolie) et la mise en place de certaines politiques (photo ci-contre).
Après un premier chapitre réflexif sur le nationalisme où Sand brasse les grandes théories (notamment Benedict Anderson, Ernest Gellner et Eric Hobsbawm), il rappelle que toutes les histoires nationales sont inventées, valide que "c'est le nationalisme qui a créé les nations" (Gellner) et affirme que "c'est l'idéologie nationale qui a en grande partie contribué à établir les limites du domaine de la religion moderne et à en élaborer le caractère" (p. 73). Si Benedict Anderson parlait de "communautés imaginées", Shlomo Sand développe, pour sa part, le concept de "mythistoire" pour caractériser l'historiographie d'Israël. C'est ainsi que dans le chapitre 2, considérant que l'histoire nationale ne supporte pas les "trous", de même qu'elle efface les "aspérités irrégulières" (p. 151), il démontre comment les penseurs sionistes du XIXe siècle ont inventé une nation juive en se fondant sur le texte biblique... "Pour éveiller un sentiment national, c'est-à-dire une identité collective moderne, il faut une mythologie et une téléologie" (p. 152).
Sont ensuite traitées dans le chapitre 3 les questions de l'exil (prétendument déclenché par la seule destruction du Temple en l'an 70), du prosélytisme et de la conversion (forcée). La première est battue en brêche tandis que les deux secondes sont validées alors que l'historiographie officielle - afin de justifier les intentions juives sur la terre de Palestine - affirme qu'il n'y a jamais rien eu de tel. Intitulé "Lieux de silence", le chapitre 5 montre comment des communautés juives mais non-ashkénazes ont été effacées de l'histoire d'Israël car elles ne pouvaient participer au mythe et à la continuité historique. Enfin, est abordée "la distinction" et son corrolaire, la "politique identitaire en Israël", ou le fameux "nous" et "eux". Les autorités israéliennes ont méthodiquement et dès le départ construit un discours et des lois établissement la supériorité des Juifs ashkénazes à l'égard des Juifs sépharades et des Arabes.
L'invention de mythes par Israël n'étonne pas vraiment. Comment justifier la création illégale et illégitime de cet Etat établi par la force? Ce qui fascine et entraîne l'admiration est l'analyse ultra-pointue effectuée par Shlomo Sand, dénotant une recherche dense et rigoureuse et permettant in fine d'acquérir nombreuses connaissances sur le sujet. A l'heure où Israël poursuit son génocide à Gaza, sa politique de terreur en Cisjordanie mais également son expansionnisme ailleurs (Syrie, Liban), le livre a également le don d'énerver, pas en soi mais en raison de ce qu'il raconte, puisque dans le même temps aucune nation influente n'a explicitement condamné Israël et ce dernier continue d'agir en toute impunité tandis que l'Occident, de par son acquiescement à la guerre à Gaza, montre au grand jour son abdication morale, affirme Didier Fassin dans un ouvrage édifiant, paru il y a quelques mois et analysant cette défaite morale (photo ci-contre). JM Naoufal
Shlomo Sand, Comment le peuple juif fut inventé, Flammarion, Champs essais, 2008, 606 p.
(publication originale en hébreu)
19:45 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : shlomo sand, israël, historiographie, palestine, sionisme, judaïsme, juif, conflit israélo-palestinien, national, nationalisme, discours national
14/12/2024
No other Land
Non content de commettre un génocide à Gaza, Israël poursuit sa colonisation systématique, scandaleuse et éhontée de la Cisjordanie, l'autre partie intégrante de la Palestine. Ce documentaire coup de poing montre un de ces nombreux épisodes d'expulsion de familles palestiniennes entières de leurs villages puis la destruction de ces derniers. Une raison particulière? Aucune. Mais le prétexte que l'espace deviendra une "zone militaire". Dans le registre des documentaires traitant d'exactions commises contre des groupes humains, il y en a qui font pleurer, comme S21 la machine de mort khmer rouge de Rithy Panh (2004), les deux opus époustouflants de Joshua Oppenheimer (The Act of Killing, 2012 ; The Look of Silence, 2014), ou encore l'effacement culturel des ouïghours (François Reinhardt, Chine : le drame ouïghour, 2021) et bien d'autres.
Celui-ci en fait également partie. Et j'ai été agréablement surpris de constater que dans une ville d'une part marquée par tellement d'inégalités et d'autre part très penchée à droite politiquement (et très ancrée dans une "effluve réac"), il existe un cinéma "gaucho", en l'occurence le cinéma Belmondo/Mercury, place Garibaldi, qui propose - entre autres - tous les vendredis un ciné-club pluri-mensuel, animé par l'Association Cinéma Sans Frontières, lors duquel le film en question est précédé d'une contextualisation et suivi d'un débat. J'ai noté que la présentatrice, cartes projetées à l'appui, a rappelé que le premier plan de partage de la Palestine accordait aux Palestiniens un territoire plus grand que celui prévu pour les Juifs (1937) mais la Seconde guerre mondiale est passée par là ainsi que la Shoah et les Occidentaux, "en raison de leur mauvaise conscience ont proposé lors du plan de partage de l'ONU (1947) un territoire plus grand aux Juifs" alors qu'ils étaient beaucoup moins nombreux. Notons donc le courage de dire les choses comme elles sont alors qu'affirmer aujourd'hui en France que les Occidentaux ont soutenu la création de l'Etat d'Israël par culpabilité et/ou pour se débarrasser d'un problème est devenu impossible et peut même être taxé d'antisémitisme, un mot largement galvaudé et utilisé comme arme contre toute critique émise envers l'Etat hébreu ou lorsque les Palestiniens sont défendus et/ou soutenus.
Mais recentrons-nous sur ce récit dur et poignant. Quelle est sa force essentielle ? Simplement le fait que l'histoire est vécue et racontée par une partie de l'équipe réalisatrice. Point besoin de militantisme ou d'interviews d'experts en géopolitique. Tout est là, l'horreur (les dernières séquences montrant les techniques usitées par les militaires pour contraindre les habitants à partir sont franchement consternantes) est racontée en direct par un Palestinien la supportant tous les jours, aidé par un journaliste et ami israélien. Un acte de résistance authentique et inclusif. On en sort en colère et sans voix.
JM Naoufal
No Other Land (Basel Adra, Yuval Abraham, Hamdan Ballal, Rachel Szor, Palestine/Norvège, 2024, 92 min)
- Ours d'or du meilleur documentaire - Festival de Berlin 2024
20:42 Publié dans Documentaire, Film | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : no other land, cisjordanie, palestine, israël, cinéma jean-paul belmondo, basel adra, yuval abraham
11/12/2024
Une école sous le choc ?
"La tendance des démocraties libérales - à commencer par la République française - à vouloir confier à l'école un nombre toujours plus important de problèmes sociaux à résoudre rencontre ici ses propres limites."
Ce livre court et précis, bien documenté, comprend trois volets. Le premier chapitre retrace l'historique des moments de confrontation entre le religieux (essentiellement l'islam) et l'école. Le second revient sur l'impact de l'assassinat de Samuel Paty sur les enseignants par biais, notammment de l'analyse de la lexicographie. Enfin, le troisième accorde une place essentielle aux témoignages des enseignants. Se voulant à la fois exposé et analyse, le livre excelle d'une part par sa précision lexicale et statistique et d'autre part par une tonalité à la fois prudente et affirmée.
Trois éléments ressortent finalement des retombées de l'assassinat abject de Samuel Paty : une faillite institutionnelle, morale et intellectuelle du système éducatif français où rectorat et chefs d'établissements ont une large responsabilité (ou le fameux "pas de vagues", titre éponyme d'un film sur l'école sorti également en 2024), une jeunesse défavorisée et issue de l'immigration en décalage total avec les valeurs de la République, et conséquence de ce second point, des enseignants qui ont de plus en plus de mal à travailler avec ces jeunes-là. Au passage, il est suggéré que l'Etat français s'enferme dans une manière de gérer le problème de l'islam à l'école qui demeure peu efficace. Est-ce à dire que la laïcité doit évoluer? Personnellement, je ne le pense pas. Le problème s'est transformé en cercle vicieux et cette dynamique semble compliquée à enrayer. Une chose est sûre. Tel qu'il est projetté par ces jeunes actuellement, l'islam n'a pas sa place dans un pays laïc comme la France et pédagogisé de la sorte par les autorités publiqués, le problème ne sera pas réglé de sitôt. "Notre ouvrage est autant une analyse d'un fait contemporain, un hommage rendu à notre collègue assassiné, qu'un constat humblement soumis à l'attention des acteurs du système éducatif".
Un ouvrage précieux que toute personne travaillant dans un établissement scolaire devrait lire. JM Naoufal
Ismaïl Ferhat, Sébastien Ledoux, Une école sous le choc? Le monde enseignant après l'assassinat de Samuel Paty, Le Bord de l'Eau, septembre 2024, 96 p.
13:43 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : samuel paty, une école sous le chos?, ismaïl ferhat, sébastien ledoux, école, islamisme, islamisme en france, islamisme terroriste, pas de vagues, enseignement, monde enseignant, islam
09/12/2024
Le végétarisme des Lumières
Cet ouvrage ne traite pas de la thématique du végétarisme spécifiquement durant le siècle des Lumières (le XVIIIe) mais de l'idée de végétarisme en Occident, à travers les siècles et par le biais de réflexions pointues sur quelques idées liées de près à la question du végétarisme, ce qui ne le rend pas moins intéressant. Et comme trois chapitres au moins sont intimement associés au XVIIIe, on peut dire qu'il s'agit "presque" du végétarisme durant les Lumières (Rousseau et Voltaire auraient pu être inclus dans le même chapitre...).
C'est ainsi qu'après une longue introduction posant, notamment, le contexte et les enjeux du végétarisme moderne, après avoir rappelé les quatre motivations principales d'un régime végétarien (à avoir l'ascétisme, la diététique, l'ethique et la religion), la question du végétarisme est abordée en cinq chapitres constituant autant de points d'entrée pour comprendre historiquement et globalement le phénomène : la querelle des médecins au XVIIIe siècle quant aux questions de digestion et régime alimentaire à aborder, le débat sur l'aspect moral associé (ou pas) à l'exécution d'animaux, la géographie du végétarisme (notamment l'Inde), et dans les deux dernières parties, le végétarisme mis respectivement en avant par Voltaire et Rousseau. La réflexion est instructive, incisive et globale. Bref, un livre passionnant, qui ravira ceux qui s'intéressent à la question. JM Naoufal
Renan Larue, Le Végétarisme des Lumières, Paris, Classiques Garnier, 2021, 257 p.
20:04 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : végétarisme, lumières, renan larue, rousseau, voltire, pythagore, inde, véganisme, animaux, droit des animaux, plutarque, hecquet
08/12/2024
Leni Riefenstahl, la lumière et les ombres
Un tel documentaire ne peut être inintéressant puisqu'il revient sur un personnage d'une part considéré comme la figure la plus controversée du cinéma et d'autre part, associé au régime politique le plus infâme du XXème siècle, le IIIe Reich d'Adolf Hitler. Pourquoi maintenant? Tout simplement car Riefenstahl (1902-2003) a longtemps vécu et avant sa mort, il n'était pas possible d'accéder à de nombreuses archives liées à sa vie et à son travail. Il a fallu attendre des années après sa mort pour avoir accès à une grosse documentation (plus de 700 pages) que le réalisateur Andres Veiel a mis quatre ans à décortiquer.
Ce travail monstre a mené à la construction d'un documentaire sous forme de trident structurant habilement la biographie officielle de l'ex-égérie cinématographique de Hitler, ses archives personnelles ainsi que des apparitions édifiantes à des talks-shows télévisés durant les années 1970. Au-delà de cette forme louable permettant de cerner davantage ce personnage trouble, se posait donc la question du fond, autrement dit "qu'a-t-on appris de nouveau?" Que la personne était ambigüe et complexe? C'est une évidence et point besoin de nouveau documentaire pour cela. Simplement, ce matériau rétablit la vérité et clôt même le débat, en mettant en exergue les mensonges, omissions et contradictions de la propangandiste ès cinéma de l'Allemagne nazie. Riefenstahl a pleinement soutenu le régime nazi et sciemment fermé les yeux sur les horreurs commises par ce dernier. Arriviste et ambitieuse, elle martela sans relâche que son travail était au service du beau... C'est peu convaincant et ça n'excuse pas ses compromissions qu'elle n'aura même pas la dignité d'assumer. In fine, "bas les masques" et question réglée. JM Naoufal
Leni Riefenstahl (Andres Veiel, All, 2024, 115 min)
- Cinema & Arts Award - Festival de Venise 2024
14:04 Publié dans Documentaire, Film | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : leni riefenstahl, la lumière et les ombres, cinéma allemand, adolf hitler, iiie reich