08/06/2025
Fanon
On s'étonne qu'il a fallu attendre 2024 pour une fiction dédiée à Frantz Fanon (1925-1961). La raison s'explique peut-être par le fait qu'il dérangeait le pouvoir politique français, ou simplement est-ce le fait qu'il demeure méconnu en France, parti trop tôt, foudroyé par une leucémie.
Il n'en reste pas moins un intellectuel brillant, figure éminente du tiers-mondisme et de l'anticolonialisme, influençant - entre autres - les études post-coloniales. Ecrivain, essayisrte, écrivain et psychiatre, il est également celui qui a entraîné chez Jean-Paul Sartre un arrêt de son régime de travail strict durant trois jours, le second nommé ne pouvant plus s'empêcher d'écouter le premier qui désirait absolument le rencontrer.
Le film se focalise sur la période 1953-1957, durant laquelle Frantz Fanon était le chef de service de l'hopital psychiatrique de Blida-Joinville en Algérie. C'est durant ce moment qu'il va développer sa pensée la plus radicale (et qu'il se joint au combat du FLN), une réflexion sociologique, philosophique et psychiatrique sur la colonisation et le processus de décolonisation. Cette incomparable élévation de l'esprit accouchera quelques mois avant le décès de Fanon de son ouvrage-phare, Les Damnés de la Terre, manifeste incontournable de l'anticolonialisme :
"Dans le monde colonial, l'affectivité du colonisé est maintenue à fleur de peau comme une plaie vive qui qui fuit l'agent caustique. Et le psychisme se rétracte, s'oblitère, se décharge dans des démonstrations musculaires qui ont fait dire à des hommes très savants que le colonisé est un hystérique. Cette affectivité en érection, épiée par des gardiens invisibles mais qui communiquent sans transition avec le noyau de la personnalité, va se complaire avec érotisme dans les dissolutions motrices de la crise."
Si la mise en scène et la structure narrative demeurent classiques, ce n'est pas là qu'il faut chercher la force de ce vrai-faux biopic. Celle-ci réside simplement dans la restitution minutieuse (et sans exhaustivité) de la symbiose qui se met naturellement en place entre la pratique novatrice de Frantz Fanon et sa pensée anticoloniale.
Il y a également une large dimension pédagogique et idéologique. A notre sens, cela constitue une nécessité. La première citée permet de rendre accessible la pensée complexe et intellectualisée de Fanon (Les Damnés de la Terre est un essai dense, stimulant et nécessitant la maîtrise de concepts afin d'appréhender correctement et objectivement le problème de la colonisation. Quant au contour idéologique, il rend, d'une part, hommage à un grand humaniste,et rappelle, d'autre part, que la réflexion autour du colonialisme français demeure encore aujourd'hui une aporie. R. Hilal, JM Naoufal
"Le bidonville consacre la décision biologique du colonisé d'envahir coûte que coûte, et s'il le faut par les voies les plus souterraines, la citadelle ennemie. Le lumpen-prolétariat constitué et pesant de toutes ses forces sur la "sécurité" de la ville signifie le pourrissement irréversible, la gangrène installée au coeur de la domination coloniale. Alors les souteneurs, les voyous, les chômeurs, les droits communs, sollicités, se jettent dans la lutte de libération comme de robustes travailleurs. Ces désoeuvrés, ces déclassés vont, par le canal de l'action militante et décisive retrouver le chemin de la nation. Ils ne se réhabilitent pas vis-à-vis de la société coloniale ou de la morale du dominateur. Tout au contraire, ils assument leur incapacité à entrer dans la cité autrement que par la force de la grenade ou du revolver. [...]
FANON (Jean-Claude Barny, 2024, 130 min)
Cast : Alexandre Bouyer, Déborah François, Mehdi Senoussi, Arthur Dupont, Olivier Gourmet, Salomé Partouche.
20:11 Publié dans Film, Livre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : frantz fanon, anticolonialisme, décolonisation, algérie
28/03/2025
La désobéissance civile
Philosophe, poète et naturaliste américain, Henry David Thoreau (1817-1862) était connu, entre autres, pour avoir été un des fondateurs du mouvement transcendentaliste. Connu pour ses réflexions sur la nature et l’économie, auteur protéiforme aux inspirations très variées (mythologie grecque, stoïcisme, bouddhisme, cynisme, humanisme et bien d’autres), sa réflexion sur le matérialisme et sa critique de la société industrielle naissante en font une sorte d’anticapitaliste avant l’heure.
Pamphlet anti-esclavagiste, ce fondement de la notion de désobéissance civile, avant-gardiste et inspirant au XXe siècle Martin Luther King et Gandhi dans les combats, se situe dans la lignée de certains auteurs des Lumières. Au-delà d’un appel à refuser l’oppression des systèmes politiques modernes, il constitue une supplique pour une élévation éthique des humains, in fine un authentique traité d’éthique, qui n’aurait pas déplu à un certain Sénèque ou plus récemment, Emmanuel Kant. A l’heure d’une planète « humaine » franchement hystérique et un brin déboussolée, ce type de réflexion devrait servir (ou pas). JM Naoufal
[…] Je pense que nous devrions être d’abord des hommes, et ensuite des sujets. Il est moins souhaitable de cultiver le respect de la loi que le respect du bien moral. La seule obligation que j’ai le droit de suivre est celle de faire en tout temps ce que je pense être le bien. On dit à fort juste titre qu’une corporation ne possède pas de conscience – mais une corporation d’hommes de conscience est une corporation qui dispose d’une conscience. La loi n’a jamais en rien rendu les hommes plus justes ; et, par le fait même qu’ils la respectent, même les hommes de bonne disposition se transforment chaque jour en agents de l’injustice.
[…] Nous avons coutume de dire que la masse des hommes n’est pas prête ; mais le progrès est lent, car l’élite n’est sensiblement ni plus sage ni meilleure que la foule. Ce qui importe n’est pas tant que la foule soit douée d’une aussi grande bonté que vous, mais qu’il existe, quelque part, une bonté absolue, car cette bonté absolue sera le levain qui fera gonfler toute la masse de la pâte.
[…] L’Etat ne tente jamais de s’adresser au jugement, intellectuel ou moral, d’un homme, mais seulement à son corps, à ses sens. L’Etat n’est doué ni d’un esprit supérieur ni d’une honnêteté supérieure, mais uniquement d’une force physique supérieure. Je ne suis pas né pour que l’on exerce sur moi une quelconque forme de force. Je tiens à respirer comme bon me semble. […]
Henry David Thoreau, La désobéissance civile, TOTEM n°79, 2017, 47 p.
(essai paru pour la première fois en 1849)
09:07 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : henry david thoreau, la désobéissance civile, kant, sénèque, ethique, morale, critique de la société, critique du système politique, transcendentalisme, anti-esclavagisme
28/02/2025
Le crépuscule des chimères
"La nuit était un puits de cendres. Des veines de braise, néon rougeoyants, pulsaient tels de gros insectes phosphorescents sur les façades calcinées des immeubles. [...]
Le sang bouillonnait entre ses seins. Il n'arrivait pas à le contenir. Des décharges épileptiques cambraient son corps qui se vidait comme une truie fraîchement surinée. [...] Elle était immobile. Nourrisson mort-né recouvert d'un habit rouge et gluant, Christ transsexuel d'une moderne Piéta. [...]
Les grues capturaient d'énormes insectes gorgés de luciférine pour combattre l'assaut de la nuit. Des nébuleuses vivantes plongeaient dans l'eau noire pour réchauffer la coeur de la ville. [...] "
Ce qui est considéré comme le roman le plus ambitieux de Barbéri est, en effet, très imagé, sensoriel, lugubrement poétique par endroits. Il y a des livres de SF qui ne sont pas évidents à lire, celui-ci en fait partie. Non pas en raison de la narration mais en raison des nombreuses dimensions que prend cette SF à la fois dark, sexuelle, grinçante et surtout, transgressive. Entre hallucinations horrifiques et fantasmagorie, délires mystiques, thriller psychologique et même eugénisme, c'est beaucoup de thématiques qui s'emboitent, quitte à vous perdre par moments. Mais pour une raison qui m'échappe, j'ai plutôt adhéré. et c'est toujours une bonne chose de trouver la première édition (et à prix réduit) de ce livre désormais publié aux coûteuses éditions La Volte. JM Naoufal
Jacques Barbéri, Le crépuscule des chimères, Flammarion (Imagine), 2002, 296 p.
20:45 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jacques barbéri, le crépuscule des chimères, sf, science-fiction
26/01/2025
La planète inquiète
"L'air surchauffé racornit narines et gosiers. Des hommes, des femmes luttent. Ils marchent, mécaniques, comme ces recrues de fatigue, soldats de la défaite qu'on fait tourner dans l'enceinte barbelée d'un camp disciplinaire. Ils marchent, sans savoir où les mènera tant de souffrance reniée. Sans comprendre ce qui les pousse ni connaître le but. De loin en loin, quelqu'un tombe. La horde l'absorbe en une meurtrière phagocytose. Rien ne peut la détourner. Elle a une route à ouvrir, une voie à tracer. Bien après que sera tari le flot monotone, la plaine éventrée gardera la cicatrice de son passage".
C'est ainsi que débute Christian Léourier débute cette complainte stridente d'humains impuissants face au désespoir et l'absurdité de l'existence. L'auteur du célèbre Cycle de Lanmeur (1984-1994) et du génial Hellstrid (2019) sonde ici la psychose terrienne. Un récit très sensoriel et non moins lyrique.
Christian Léourier, La planète inquiète, Hélios, 2019, 336 p.
(Ouvrage paru pour la première fois en 1979).
11:03 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : christian léourier, la planète inquiète, science-fiction, dystopie
23/12/2024
Comment le peuple juif fut inventé
"Une nation [...] est un groupe de personnes unies par une erreur commune sur leurs ancêtres et une aversion commune envers leurs voisins." Karl W. Deutsch, Le Nationalisme et ses alternatives, 1969 (cité par l'auteur p. 19). Rappelons dans ce sens que les mouvements nationaux du XIXe siècle (notamment le Printemps des peuples en 1848), nés dans ce foisonnement d'idéologies naissantes et de toutes sortes, étaient à la base quelque chose de "positif" puisqu'il s'agissait, après tout, de libérer le peuple, la "nation" de l'asservissement des empires. "L'idée nationale est devenue, avec l'aide des historiens, une idéologie optimiste par nature. De là, notamment, vient son succès" (p. 131).
Critique acerbe de la politique israélienne et plus précisément de l'historiographie de l'Etat d'Israël, sans être antisioniste pour antant (se considérant "post-sioniste"), Shlomo Sand décortique cette historiographie avec une érudition méticuleuse afin de démontrer sa nature factice et plus précisément "l'invention du peuple juif", c'est-à-dire la transformation d'un groupe religieux en groupe national et ce, afin de justifier la main-mise juive puis israélienne sur la totalité du territoire qui était palestinien à la base. Dans un style similaire, le sociologue français Etienne Copeaux avait analysé et démonté l'historiographie turque et sa fabrication de mythes - sous la houlette de Mustafa Kemal Atatürk - afin de justifier la conquête de certains espaces (l'Anatolie) et la mise en place de certaines politiques (photo ci-contre).
Après un premier chapitre réflexif sur le nationalisme où Sand brasse les grandes théories (notamment Benedict Anderson, Ernest Gellner et Eric Hobsbawm), il rappelle que toutes les histoires nationales sont inventées, valide que "c'est le nationalisme qui a créé les nations" (Gellner) et affirme que "c'est l'idéologie nationale qui a en grande partie contribué à établir les limites du domaine de la religion moderne et à en élaborer le caractère" (p. 73). Si Benedict Anderson parlait de "communautés imaginées", Shlomo Sand développe, pour sa part, le concept de "mythistoire" pour caractériser l'historiographie d'Israël. C'est ainsi que dans le chapitre 2, considérant que l'histoire nationale ne supporte pas les "trous", de même qu'elle efface les "aspérités irrégulières" (p. 151), il démontre comment les penseurs sionistes du XIXe siècle ont inventé une nation juive en se fondant sur le texte biblique... "Pour éveiller un sentiment national, c'est-à-dire une identité collective moderne, il faut une mythologie et une téléologie" (p. 152).
Sont ensuite traitées dans le chapitre 3 les questions de l'exil (prétendument déclenché par la seule destruction du Temple en l'an 70), du prosélytisme et de la conversion (forcée). La première est battue en brêche tandis que les deux secondes sont validées alors que l'historiographie officielle - afin de justifier les intentions juives sur la terre de Palestine - affirme qu'il n'y a jamais rien eu de tel. Intitulé "Lieux de silence", le chapitre 5 montre comment des communautés juives mais non-ashkénazes ont été effacées de l'histoire d'Israël car elles ne pouvaient participer au mythe et à la continuité historique. Enfin, est abordée "la distinction" et son corrolaire, la "politique identitaire en Israël", ou le fameux "nous" et "eux". Les autorités israéliennes ont méthodiquement et dès le départ construit un discours et des lois établissement la supériorité des Juifs ashkénazes à l'égard des Juifs sépharades et des Arabes.
L'invention de mythes par Israël n'étonne pas vraiment. Comment justifier la création illégale et illégitime de cet Etat établi par la force? Ce qui fascine et entraîne l'admiration est l'analyse ultra-pointue effectuée par Shlomo Sand, dénotant une recherche dense et rigoureuse et permettant in fine d'acquérir nombreuses connaissances sur le sujet. A l'heure où Israël poursuit son génocide à Gaza, sa politique de terreur en Cisjordanie mais également son expansionnisme ailleurs (Syrie, Liban), le livre a également le don d'énerver, pas en soi mais en raison de ce qu'il raconte, puisque dans le même temps aucune nation influente n'a explicitement condamné Israël et ce dernier continue d'agir en toute impunité tandis que l'Occident, de par son acquiescement à la guerre à Gaza, montre au grand jour son abdication morale, affirme Didier Fassin dans un ouvrage édifiant, paru il y a quelques mois et analysant cette défaite morale (photo ci-contre). JM Naoufal
Shlomo Sand, Comment le peuple juif fut inventé, Flammarion, Champs essais, 2008, 606 p.
(publication originale en hébreu)
19:45 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : shlomo sand, israël, historiographie, palestine, sionisme, judaïsme, juif, conflit israélo-palestinien, national, nationalisme, discours national