04/04/2018
Le syndrome de Vichy
S’il est un ouvrage traitant des mémoires de la Seconde guerre mondiale en France (thème enseigné au lycée en classe de Terminale) qui doit être lu, c’est bien celui-ci. Inventeur des néologismes négationinisme et résistancialisme, Henry Rousso, spécialiste de la Seconde guerre mondiale et directeur de recherche au CNRS, retrace minutieusement l’histoire de la mémoire d’une époque troublée, celle s’étalant de 1940 à 1944 et marquée par l’occupation allemande et le régime de Vichy. Quatre années que certains voudraient voir rayées de l’histoire de France. A lire absolument pour qui veut comprendre avec précision et objectivité les mémoires plurielles et contradictoires d’une période qui n’a pas finis de faire débat. J. N
Extraits
« La mémoire est un vécu, en perpétuelle évolution, tandis que l’histoire – celle des historiens – est une reconstruction savante et abstraite, plus encline à délimiter un savoir constitutif et durable. La mémoire est plurielle en ce sens qu’elle émane des groupes sociaux, partis, Eglises, communautés régionales, linguistiques ou autres. De ce point de vue, la mémoire dite « collective » est à première vue une chimère, car somme imparfaite de mémoires éclatées et hétérogènes. L’histoire en revanche a une vocation plus universelle, sinon plus œcuménique. Malgré les conflits, elle est une propédeutique de la citoyenneté. La mémoire, parfois, est du registre du sacré, de la foi ; l’histoire est critique et laïque. La première est sujette au refoulement, tandis que, toujours a priori, rien n’est étranger au territoire de l’historien ».
[…]
« Les Français semblent refouler cette guerre civile, aidés en cela par l’établissement d’un mythe dominant : le résistancialisme. Le terme, forgé à la libération par les adversaires de l’épuration, a ici une autre acception. Il désigne un processus qui a cherché : primo la marginalisation de ce que fut la régime de Vichy et la minoration systématique de son emprise sur la société française, y compris dans ses aspects les plus négatifs ; secundo, la construction d’un objet de mémoire, la « Résistance », dépassant de très loin la somme algébrique des minorités agissantes que furent les résistants, objet qui se célèbre et s’incarne dans des lieux et surtout au sein de groupes idéologiques, tels les gaullistes et les communistes ; tertio, l’assimilation de cette « Résistance » à l’ensemble de la nation, caractéristique notamment du résistancialisme gaullien ».
[…]
« Le résistancialisme gaullien » […] se définit moins comme une glorification de la Résistance (et certainement pas des résistants), que comme la célébration d’un peuple en résistance que symbolise l’homme du 18 juin, sans l’intermédiaire ni des partis, ni des mouvements, ni d’autres figures de la clandestinité. [Cette vision] tente de se superposer à la réalité autrement plus complexe et composite de l’Occupation. »
Henry Rousso, Le syndrome de Vichy. De 1944 à nos jours, Editions du Seuil, Points, 2016 (1990), 417 p.
Publié pour la première fois en 1987.
11:43 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : vichy, le syndrome de vichy, henry rousso, résistancialisme, négationnisme, régime de vichy, france, collaboration, pétain, mémoire, historien
01/04/2018
Limonov
C'est un personnage complexe, fascinant et polymorphe dont l'écrivain et réalisateur français Emmanuel Carrère dresse une biographie romancée. Truand à Kharkov (Ukraine), poète à Moscou, SDF puis domestique d'un milliardaire à New York (années 1970), écrivain et journaliste à Paris (années 1980), dissident puis prisonnier politique en ex-URSS, Limonov fonde en Russie le Parti national-bolchevique (1993), à l'heure où les idéologies politiques se cherchent un nouveau souffle (l'URSS n'est plus et la guerre froide est terminée) et viennent même à se mélanger. On parle à cette époque d'alliance "rouge-brun". En 2012, Edouard Limonov, personnage haut en couleurs, tente même - en vain - de se présenter à l'élection présidentielle russe de 2012.
Auparavant, il est en Bosnie-Herzégovine lors de la guerre civile (1992-1995). Les images vidéo le montrent discutant avec Radovan Karadzic (dont les troupes serbes font le siège de Sarajevo) puis tirant une rafale de kalachnikov en direction de la ville-martyr qui subit plus de trois mois de siège militaire. Après cet épisode, l'écrivain sulfureux n'est plus édité en France et tombe dans l'oubli. C'est justement le livre de Carrère - lauréat du Prix Renaudot en 2011 - qui refait parler de Limonov, le réhabilitant relativement (certains de ces romans sont réédités en France).
Au-delà d'un récit sur la trajectoire trouble d'un personnage hors du commun, détestable et attachant à la fois, ce roman est beaucoup de choses. D'après Emmanuel Carrère, la vie de Limonov "symbolise bien les rebondissements de la seconde partie du XXème siècle". En effet, hormis un essai sur la Russie du XXème siècle, le récit fournit des clés de compréhension sur le basculement du monde sociopolitique à la fin du XXème siècle. Nous avons été littéralement transportés par cette histoire passionnante de bout en bout et fort instructive. J. N, N. A.
Emmanuel Carrère, Limonov, FOLIO, 2013 (édité pour la première fois en 2011), 489 p.
12:53 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : limonov, russie, urss, emmanuel carrère, prix renaudot
10/01/2018
Tout sur Mein Kampf
Lorsque la "bible des nazis", ouvrage écrit par Adolf Hitler, le plus grand criminel de tous les temps, tombait le 1er janvier 2016 dans le domaine public, une polémique éclatait en France en ce qui concerne l'impact de cette décision. Entre les "pour" et "contre" une diffusion gratuite et donc largement accessible, Claude Quétel (historien, directeur de recherche au CNRS et ancien directeur scientifique du Mémorial de Caen) a préféré dépasser ce débat (qui à notre sens n'a pas lieu d'être) et proposer une réflexion en 10 questions (voir ci-dessous) sur la genèse et l'influence du discours haineux d'Hitler, permettant au lecteur de saisir ce qu'il représente essentiellement. Bien lui en a pris. Dans un style limpide (comme l'affirme d'ailleurs la quatrième de couverture) qui n'enlève rien au côté rigoureux et académique, il permet aussi bien aux spécialistes qu'aux néophytes de bien comprendre toutes les dimensions d'un livre bien trop fantasmé et souvent pris pour ce qu'il n'est pas. A lire absolument pour ceux qui veulent comprendre à la fois le contexte sociopolitique de l'époque, le parcours ante-IIIème Reich de Hitler et ce que "vaut" véritablement ce livre abject. J. N
Claude Quétel, Tout sur Mein Kampf, Paris, Perrin, 2017, 278 p.
1. Qui était Hitler avant Mein Kampf ?
2. Comment Mein Kampf est-il né ?
3. Que dit Mein Kampf ?
4. Mein Kampf annonce-t-il les crimes à venir du IIIe Reich ?
5. Mein Kampf est-il le seul livre de Hitler ?
6. Quelle a été la diffusion de Mein Kampf en Allemagne ?
7. La France a-t-elle ignoré Mein Kampf ?
8. Quels autres pays ont publié Mein Kampf ?
9. Mein Kampf a-t-il été évoqué au cours du procès de Nuremberg ?
10. Qu'est devenu Mein Kampf jusqu'à nos jours ?
10:00 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : claude quétel, adolf hitler, tout sur mein kampf, hitler, nazisme
06/01/2018
Dans la dèche au Royaume enchanté
Dans un monde futuriste, la société Bitchum a créé une technique rendant les humains virutellement immortels grâce à un système de sauvegarde régulière du cerveau (comme pour un disque dur) greffé ensuite sur la personne défunte. Alors que tout le monde est connecté par son esprit à un réseau central (sorte de matrice), le système monétaire n'existe plus, remplacé par un système de réputation et de popularité... L'histoire débute avec Julius qui travaille à Disney World et qui se fait assassiner. Ses soupçons se portent immédiatement sur Debra, une concurrente.
Considéré par le magazine Forbes comme une des personnalités les plus influentes du web, le blogueur Cory Doctorow (qui milite également pour des lois moins contraignantes concernant les droits d'auteur sur internet (1)) propose pour son premier roman un croisement entre polar, reflexion sur les réseaux sociaux et leur impact sur la société (2), et cyberpunk, où l'immersion de l'humanité dans un gigantesque système électronique (3) n'est pas sans rappeler des oeuvres comme Le passeur (1993) de Lois Lowry, Neuromancien (1980) de William Gibson, Ubik (1969) de Philip K. Dick ou encore Simulacron 3 (1964) de Daniel F. Galouye. Plus un tour de force qu'un chef-d'oeuvre, ce roman croise donc et subtilement plusieurs tendances de la science-fiction moderne couplées au roman noir, et a valu à son auteur le prix Locus du meilleur premier roman. Stimulante, l'oeuvre - assez courte - se lit d'une traite. J. N
Cory Doctorow, Dans la dèche au Royaume Enchanté, Folio SF, 2008, 230 p.
Paru pour la première fois en 2003 sous le titre original Down and Out in the Magic Kingdom.
- Prix Locus du meilleur premier roman - 2003
- Nomination au Prix Nebula - 2004
(1) Son roman est téléchargeable gratuitement.
(2) On peut considérer que le thème est avant-gardiste vu la date de parution du roman (2003).
(3) ou ce qu'un internaute a appelé dans son commentaire sur Amazon "une "pannexion" de l'humanité dans un internet ubiquitaire".
20:05 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : cory doctorow, science-fiction, cyberpunk, dans la dèche au royaume enchanté
02/01/2018
Rêve de fer
Avant Eric-Emmanuel Schmitt et sa fameuse biographie de 2001 (1), Norman Spinrad avait déjà opéré sur le personnage d'Hitler une uchronie en 1972. Né en Autriche en 1889 puis émigré en Allemagne, il servit dans l'armée allemande durant la Première guerre mondiale. "La paix venue, il fit une brève incursion dans les milieux radicaux munichois avant d'émigrer à New York en 1919 (2). Son parcours new-yorkais le mènera à épouser le métier d'écrivain. "La Convention mondiale de Science-fiction lui décerna en 1955 un Hugo posthume pour Le Seigneur du Svastika, terminé juste avant sa mort en 1953" (3). C'est sur cette notice biographique que débute ce roman culte de Spinrad (4) qui se poursuit par une mise en abîme (l'oeuvre d'Hitler dans l'oeuvre...) puis en postface par une étude brillante sur la structure et la symbolique du roman écrit par un auteur fictif. Allégorie géniale et extrême du IIIème Riech hitlérien, Rêve de fer est une parodie subtile du nazisme ainsi qu'un exercice de style original et réussi. Extrait :
"Le traité de Karmak doit être dénoncé et tous les mutants et métis extirpés à jamais du dernier pouce de territoire helder. (...) Les lois sur la pureté raciale doivent être sévèrement renforcées et, tenant compte du relâchement qui a permis dans le passé à toutes sortes d'agents contaminants de s'infiltrer dans le creuset génétique de Heldon, des camps de sélection devront être installés dans tout le pays, où seront tous les Helders dont la pureté génétique souffre la moindre contestation, jusqu'à ce que leur généalogie et leur structure génétique aient été rigoureusement examinées. Ceux dont sera prouvée la contamination génétique auront le choix entre l'exil et la stérilisation." (5)
Norman Spinrad, Rêve d'acier, FOLIO SF, 2014, 383 p.
Paru pour la première fois en 1972 sous le titre original The Iron Dream.
- Prix Apollo - 1974
(1) Il s'agit de deux récits en parallèle, une biographie romancée d'Adolf Hitler et une biographie uchronique d'Adolf H.
(2) p. 19.
(3) p. 20.
(4) Auteur américain de science-fiction, Spinrad (né en 1940) fait partie de la nouvelle vague littéraire de science-fiction (1965-1980), née en Angleterre et répandue ensuite aux Etats-Unis. Ayant pour objet principal de renouveler les thèmes traités ainsi que les structures narratives. Font partie de cette vague Philip K. Dick, Thomas M. Dish, Philip José Farmer, Christopher Priest, Ursula K. Le Guin, Stanislaw Lem, Robert Silverberg...
(5) p. 183-184.
14:00 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : norman spinrad, hiter, rêve d'acier, uchronie